L'Autre, histoire d'amour pour petits et grands

"Vous empruntez la passerelle, vous suivez les enfants et ensuite, c'est immédiatement sur votre gauche": les explications qu'une dame de l'accueil de la MC2 m'a données mardi dernier m'ont amusé, mais elles avaient le mérite d'être précises. Grâce à elles et à l'invitation qui m'avait été offerte, j'ai eu beaucoup de plaisir à découvrir L'Autre, un spectacle de danse familial, puisqu'accessible aux plus jeunes. Après les représentations à Grenoble, il va très bientôt repartir en tournée. L'occasion idéale pour moi d'en dire un mot avec Cécile Laloy, sa metteuse en scène ! Mais sans aller trop vite toutefois...


D'abord, me répéter : L'Autre est un beau moment de danse, burlesque et poétique. Sur le plateau, deux inconnus semblent se réveiller : la danseuse Marie-Lise Naud, 1,75 m, et son partenaire Antoine Besson, 1,57 m. Une telle différence de taille n'est pas anodine car elle induit aussitôt un regard particulier sur ce duo qui n'est pas - ou bien pas encore - un couple. Entre eux, Johanna Moaligou se promène et ressemble à une bonne fée : ses très imaginatives interventions, à partir d'objets aussi divers qu'une canne à pêche, un sèche-cheveux ou un jouet-téléphone, rapprochent Marie-Lise et Antoine. Dans la salle, on en prend plein les yeux, d'autant plus que les spectateurs sont répartis en carré, tout autour de l'espace scénique. Si j'en juge par les réactions sonores des enfants, mardi, ils ont été surpris, dérouté parfois et charmé souvent. À vrai dire, bien que silencieux, j'ai moi aussi été émerveillé. Pour le meilleur ou le pire, j'ai découvert une nouvelle origine du monde, avec des personnages qui s'appellent Adam et peut-être Ève. Il a d'ailleurs très vite été question d'une pomme. Bonne à croquer ou pas ? Je ne veux pas en dire plus pour vous laisser la surprise ! Et c'est là que Cécile Laloy intervient...


Cécile, bonjour. Quelles sont vos premières impressions après vos représentations dans des villages autour de Grenoble et votre passage à la MC2 ?

On a fait quelques représentations à 10h30 et 15h00, avec beaucoup d'enfants. D'autres, programmées à 19h00, ont attiré pas mal d'adultes. Cela change tout ! On dirait que ce n'est plus le même spectacle, d'autant que les adultes, quand ils ne viennent pas seuls, ont tendance à "sur-briefer" leurs enfants pour éviter qu'ils réagissent ou qu'ils parlent. Et à l'inverse, dans les séances scolaires, les enfants sont parfois un peu plus libres. Ou trop nombreux pour être bridés...

Vous préférez jouer dans quelle configuration, au fond ?
Les salles "bruyantes" ne me dérangent pas, au contraire. On fait des spectacles pour susciter des réactions. C'est extra quand les enfants réagissent et s'expriment tout de suite : j'adore entendre leurs commentaire ! 

On peut donc dire que ces premières dates se sont bien passées pour vous...
Oui, c'était super ! La toute première a aussi été un peu déconcertante, avec un public de personnes plutôt âgées. Je me suis un peu inquiétée de la lecture qu'elles pouvaient de ce spectacle que, pour ma part, j'ai pensé pour le jeune public - ou disons pour le public à partir de 4 ans. Face à des gens d'une moyenne d'âge de 70 ans, je me suis dit que ce n'était pas un spectacle pour eux. En fait, c'était assez joli de les voir réagir aussi ! A priori, ce n'était pas des gens habitués à voir du spectacle, a fortiori de ce type. Nous avons un fil rouge qui fait passer d'une chose à une autre, avec à la fois de la danse et du théâtre, du burlesque mais pas tout à fait du clown... tout cela est assez mélangé. Cela a dû les interloquer ! C'est intéressant de faire une itinérance : cela nous permet de multiplier les rencontres avec les publics. En fonction des villages où l'on va et même à la MC2, c'est à chaque fois extrêmement différent. On a ainsi pu passer d'un groupe de 35 personnes très calmes, d'une ambiance intimiste, à une jauge complète qui réagit beaucoup...

Visiblement, vous prenez cela comme une chance...
Oui, c'est génial ! Le spectacle se réinterroge tout le temps, dans son sens comme dans son rythme. Cela nous permet de nous renforcer aussi et de ne pas l'altérer en fonction des réactions du public. Au bout d'un moment, par exemple, on s'habitue aux réactions des enfants. Le danger, ce serait de se retrouver perdus quand ils ne réagissent plus. Là, dans la circonstance, ça nous oblige à être présents tout le temps. Et c'est chouette !


Votre spectacle parle explicitement d'une origine du monde. Le personnage masculin s'appelle Adam et vous le faites désigner le personnage féminin comme Ève. Pourquoi raconter une telle histoire à de jeunes enfants ?

Mes personnages sortent tout juste de leur coquille. Au départ, ce spectacle est le deuxième volet d'un diptyque sur la relation amoureuse. Il questionne la figure du couple, tout en la déplaçant. Dans Duo, le premier volet, j'ai voulu construire une histoire de couple parfait, mais qui ne tient pas. Là encore, je jouais sur la différence de taille, avec, d'un côté, un homme très grand et de l'autre, une femme beaucoup plus petite. Il y a longtemps, j'avais lu un livre de Mark Twain intitulé Journal d'Adam et Journal d'Ève. J'avais envie de le monter ! Il raconte la découverte réciproque de deux êtres très différents l'un de l'autre, au fil des six ou sept jours de la création du monde...

Et cela vous a donc inspirée ?
Oui. J'aimais les personnalités. Adam y est dessiné comme quelqu'un d'assez sceptique, résistant aux rencontres. Ève, au contraire, déborde d'envies de découvrir le monde. L'un et l'autre, ils sont toujours en train de s'auto-regarder. Chaque émotion est une nouvelle donnée. Ils font une expérience, en somme. De ce livre amusant, j'ai gardé quelques phrases...

Les enfants, eux aussi, sont dans la découverte des émotions premières. C'est ce qui fait l'intérêt de jouer pour eux ?
Exactement. Par ailleurs, on raconte souvent l'amour aux enfants comme un coup de foudre. "Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". J'ai trouvé intéressant de les questionner en dérangeant un peu ce schéma. De leur dire que l'amour est parfois là où on ne l'attend pas, que c'est une chose que l'on ne gère pas du tout, une série d'échecs, parfois, et pas du tout une évidence. Si le spectacle s'appelle L'Autre, c'est parce qu'on a voulu parler du travail nécessaire pour aller vers l'altérité. Les étoiles toute la vie, ça n'existe pas ! Dans le livre de Mark Twain, les personnages galèrent aussi pour se rencontrer. Lui se calfeutre et, elle, à l'inverse, est extrêmement curieuse. Elle est un peu envahissante pour lui et il s'en va, jusqu'au jour où il ne peut plus se passer d'elle. La manière dont le sentiment amoureux est décrit est assez burlesque. J'ai trouvé cette lecture de l'origine du monde amusante, même si beaucoup d'enfants ne connaissent pas Adam et Ève...

Nous parlions de taille, tout à l'heure. Pourquoi avoir pour interprètes une grande comédienne et un petit comédien ?
C'était important pour moi, dans cette recherche au long cours sur la passion amoureuse. Quand j'ai commencé à travailler sur le premier volet du diptyque, j'ai eu droit à plein de questions de mes enfants ou de mon entourage. J'ai vite pensé construire les spectacles comme des jeux à pile ou face. Je me suis dit que, dans les constructions d'un enfant, cela changeait aussi de l'image du couple "classique". Encore aujourd'hui, quand on a parlé avec des enfants dans les écoles primaires, on a vu qu'il fallait pour eux que le garçon soit plus grand que la fille ! Je voulais donc que ce soit un peu différent pour casser les clichés. J'avais aussi envie, pour L'Autre, que le public soit réparti tout autour de la scène, comme s'il assistait à une expérience mise en œuvre par Johanna Moaligou. Toujours présente sur le plateau, elle est à la fois accessoiriste, régisseuse et entremetteuse de ce couple.

Ce troisième personnage fait interagir les deux autres. Une bonne fée n'est jamais de trop pour favoriser l'amour...
Non, mais je ne me figure pas forcément le personnage de Johanna comme une bonne fée. C'est plutôt elle qui fabrique son monde, comme un dieu, avec ses propres outils. Elle l'a élevé, lui, dans un coin, et elle, dans un autre. Finalement, elle convie le public à assister à l'expérience de la rencontre. Problème : c'est comme si elle avait créé deux boulets, pas fichus de saisir ce qu'elle met en œuvre pour leur permettre de se rencontrer. Cela correspond à la question que je me pose encore aujourd'hui : qu'est-ce qui fait qu'on tombe amoureux d'une personne et pas d'une autre ? Et qu'on passe beaucoup de temps avec elle ? C'est peut-être une énergie, des circonstances, une histoire de vie. Johanna reflète un peu tout cela...

L'amour est peut-être un peu tout ce que vous avez dit. Ce qui le rend beau et insaisissable...
Oui. De toute façon, dans les spectacles que j'écris, j'aime quand il n'y a pas qu'une seule lecture possible. Je ne veux pas être didactique. Je travaille comme on ferait de la poésie.

Et vous parlez donc un peu à tous les publics, potentiellement. Comment réagissent les adultes ?
Jeudi, par exemple, nous avons eu une séance très mélangée : les enfants riaient à des endroits, les adultes à d'autres. Tout s'est passé comme s'ils se répondaient. Les enfants peuvent réagir plus vite, car le début est assez burlesque. Les adultes, eux, peuvent mettre un certain temps à entrer dans le jeu, mais, à la fin de la pièce, il y a aussi certaines références que les enfants ne connaissent pas. Parfois, tous rient ensemble, mais on sait que les adultes ont compris le deuxième degré... et que les enfants, non. On a eu beaucoup de retours en ce sens. Et j'adore ça !


Au-delà de la chorégraphie épurée, vous ajoutez beaucoup d'effets et d'objets, sans aucune lourdeur toutefois. Diriez-vous que c'est votre façon de faire dans toutes les chorégraphies que vous dessinez ?

Oui. Même aujourd'hui, alors que je travaille sur autre chose, je chorégraphie aussi la présence des objets et des matières que j'utilise. C'est une vision un peu animiste du monde, où chaque chose peut avoir une influence sur ce qui est vivant, sur la musique, sur la lumière, etc. J'aime bien jouer avec tous ces outils. Pour L'Autre, je m'étais dit qu'il fallait trouver une sorte d'objets avec laquelle jouer. Et on a décliné cela avec les cannes à pêche : je me disais que ce serait pas mal de dire qu'on pêche son amour comme on pêche un poisson. Je crois aussi que, dans certains cas, l'amour est si fort qu'il peut changer l'atmosphère d'une pièce. C'est quelque chose que j'utilise beaucoup. Dans Duo, il y avait également une histoire de rapport à la matière, très différente, cela dit. Dans un autre spectacle que j'ai créé l'année dernière, j'utilise de l'argile ! Cela agit évidemment beaucoup sur la chorégraphie. Tout cela fait partie de la grammaire que j'essaye de développer.

Pour autant, la danse n'est jamais effacée. Puisque nous parlions d'origine du monde, la voyez-vous comme l'art premier ?
Un jour, il a longtemps, j'ai assisté une conférence de Carolyn Carlson. J'ai du respect pour elle et son parcours, mais je ne ressens pas une admiration particulière. Elle a toutefois dit quelque chose que je trouve intéressant : "La danse est partout à partir du moment où l'on est conscient de ce que l'on fait". Pour ma part, je trouve qu'au-delà des paroles, nous sommes aussi des corps, qui parlent énormément et ont un langage merveilleux, parce que souterrain. Le corps, lui, dit parfois autre chose que les mots. Il n'arrive pas à mentir. J'ai un vrai amour pour cela : je trouve cela très beau, un corps qui s'exprime. Boire un verre d'eau, tirer une canne à pêche ou faire un mouvement de dingue... tout cela peut effectivement être de la danse, à partir du moment où l'on en est conscient, où l'on joue avec son rythme.

C'est une question de recherche, pour vous ? Rien d'abouti, rien de définitif : vous expérimentez aussi...
Oui. La danse se réinvente tout le temps. Pas forcément dans l'architecture du mouvement, mais dans son intention. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas seulement le mouvement, mais ce qu'il raconte et ce qu'il "bouge" chez l'interprète. Extérieurement et intérieurement.

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Les prochaines dates du spectacle...

- à la Salle du Revol de Saint-Laurent-du-Pont, mardi 3 mai,
- au foyer municipal de Bourg d'Oisans, mercredi 4 et jeudi 5 mai, 
- à la Salle du Bresson du Touvet, vendredi 6 mai,
- à l'Espace 4 vents de Champagnier, samedi 7 mai.

Une petite précision musicale...
Cécile Laloy me glisse à l'oreille que nous n'avons pas du tout parlé de la musique : elle été composée par Julien Lesuisse.

... et mes sincères remerciements aux photographes !
Les photos de plateau que j'ai utilisées sont l'œuvre de Damien Brailly. Le portrait, quant à lui, est signé Alice Laloy.

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