Mouradi M'Chinda, une motivation bien ancrée

Gens du pays, épisode 3 (sur 4). Comme annoncé il y a une grosse semaine, je souhaite bel et bien revenir sur la pièce avec plusieurs interlocuteurs. Aujourd'hui : Mouradi M'Chinda, 31 ans, l'interprète de Martin Martin. C'est quelques jours après le spectacle et dans le centre de Grenoble que j'ai pu rencontrer ce jeune artiste, visiblement à l'aise dans son rôle. Pas besoin de lui poser beaucoup de questions : loin des clichés parfois accolés à ceux qui font de la scène une zone d'expression prioritaire, il s'est livré avec une franchise remarquable. Pas frimeur, mais déterminé ! Et de fait passionnant...

Sans hésiter et avant d'évoquer tout ce qui peut le rapprocher de son personnage, Mouradi m'a parlé de ses origines comoriennes, en me confirmant qu'il est né en France. Il m'a confié aussi qu'il ne se sentait "pas prédestiné" au théâtre. Après le bac, il se voyait plutôt devenir avocat pénaliste et a alors entamé des études de droit, finalement interrompues assez rapidement (avant la licence). C'est à peu près à cette époque qu'il a pu passer un casting pour Les chevaliers blancs, le film du réalisateur belge Joachim Lafosse avec Vincent Lindon, consacré à la sombre affaire de l'Arche de Zoé. Cela n'a pas fonctionné aussitôt, mais Mouradi a également fait d'autres rencontres intéressantes. Celle de Baya Belal s'est avérée déterminante : elle lui a permis de jouer dans Les Roméos et les Juliettes, une sorte de Shakespeare revisité qui prend la forme d'un court-métrage. En 2013-2014, il a connu sa première formation sur les planches en prenant part aux ateliers du Théâtre de la Colline que dirigeait Stanislas Nordey. Blandine Savetier lui a fait lire "beaucoup de bouquins" et, ce faisant, lui a apporté "de la matière théâtrale à foison". Parfait pour renforcer encore une motivation déjà bien ancrée !

Pour s'immerger totalement dans le monde du théâtre, Mouradi va ensuite intégrer la classe préparatoire intégrée à l'École nationale de la Comédie de Saint-Étienne, en 2014-2015. L'année suivante et jusqu'en 2018, il prolonge encore son cursus sur la Côte d'Azur, à l'École régionale d'acteurs de Cannes et Marseille (ERACM). Intelligent, il se fait notamment connaître auprès de l'association Mille Visages et obtient quelques petits rôles dans des séries comme Plus belle la vie ou Marseille. "Les choses ont été un peu plus compliquées ensuite", assure-t-il. Après un break dans sa carrière, cela ne l'a pas empêché de travailler sur d'autres projets stimulants comme 8 Ensemble, pièce du Niçois Pascal Rambert : sept autres comédiens et lui (quatre filles et quatre garçons) sont censés y raconter comment elles et ils envisagent leur vie à l'horizon 2051. Difficile de se projeter aussi loin, mais Mouradi, lui, a déjà une longue liste d'engagements possibles pour les mois à venir. Il compte bien continuer à apparaître à la fois au théâtre et au cinéma, deux univers qu'il fréquente avec le même plaisir. Sauf catastrophe, ce sera notamment l'occasion de le revoir dans Gens du pays en 2022-2023 - pour trois dates au moins !

J'ai bien failli écrire que ce rôle de Martin Martin lui va à merveille, qui fait de lui un jeune homme noir confronté à un prof idéaliste, une policière véhémente et une étrange meute de loups. Non sans modestie, le comédien m'a rappelé à la réalité de son métier : il n'a joué ce personnage que parce qu'il a convaincu Sylvie Jobert, la metteuse en scène des spectacles montés à Grenoble et Saint-Martin-d'Hères tout début janvier, de le lui confier. Pas de quoi bouder son plaisir : "Le Mouradi que j'étais à 15-16 ans était très content après avoir lu le texte !". Le fait est qu'il l'a apprécié... et s'y est pour partie reconnu. Le comédien n'a aucun état d'âme lorsqu'il s'agit d'évoquer son parcours hors-théâtre et le dit franchement : "La question de ma couleur de peau s'est posée tôt. Ado, j'habitais un quartier populaire d'Aix-les-Bains où les Noirs étaient en minorité. Dans mon collège, j'étais le seul de ma classe : cela pose plein de questions d'identité ! Je suis de la génération du film Titanic. Celle des héros blonds aux yeux bleus. Mais j'ai horreur de la victimisation !". Avec la même spontanéité, le jeune homme avoue qu'il aurait pu mal tourner si son père ne l'avait pas envoyé vivre aux Comores, chez un oncle. Il s'est repris en main !

S'il ne l'avait pas fait, Mouradi, aîné d'une famille de quatre enfants (deux sœurs et un petit frère), serait sans doute resté en Afrique. Aucun esprit de revanche dans cette information : il dit avoir "deux parents extraordinaires, qui ont mis un point d'honneur à nous donner une bonne éducation, sans que nous soyons donc livrés à nous-mêmes". Ces premières années passées dans un milieu social très humble, le jeune homme ne les porte pas en étendard mais, parce qu'il se souvient d'avoir côtoyé une misère beaucoup plus forte encore aux Comores, il s'estime plutôt chanceux de son parcours jusqu'ici. "En fait, nous étions, mes sœurs, mon frère et moi, des enfants gâtés à la dure, confie-t-il avec un joli sens de la formule. Longtemps, j'ai ainsi pu imaginer que notre famille était riche, alors que nous vivions pourtant dans le HLM d'un quartier pauvre". À ses déclarations, je crois alors comprendre que celui qui s'est installé récemment aux environs de Grenoble estime n'avoir jamais manqué de rien d'important. Du reste, c'est un fait : je ne l'ai jamais entendu se plaindre de son sort. Peut-être parce qu'il a su faire la bonne synthèse de ses trois éducations : "Celle des parents, celle de l'école, celle de la rue".

Le passé a cependant pu laisser quelques traces, ne serait-ce que dans la mémoire du jeune homme désormais rangé. Même s'il ne le prive pas de belles réussites, il demeure probablement une composante essentielle de son parcours artistique. "Il ne me reste plus que l'apparence d'un mec de quartier, juge Mouradi, mais au départ, j'avais un peu le complexe de celui qui s'en sort. Le personnage de Martin Martin me parle. J'ai donc essayé de lui insuffler beaucoup de ce que je suis". Tout était alors bon à prendre, les erreurs d'hier, les envies d'aujourd'hui et, entre les deux, cette profonde conviction d'avoir aussi, comme les autres, quelques bonnes cartes à jouer. Le comédien n'a d'ailleurs que des mots très positifs pour parler de Gens du pays et de sa collaboration avec Sylvie Jobert, "une femme très à l'écoute, pas du tout orgueilleuse". Bien sûr, il a aimé son personnage : "Il a le souci de la précision. Ce n'est ni un ange, ni un diable, ni un loup. Son instituteur l'entend, mais ne l'écoute pas. Le voit, mais ne le regarde pas. Il le trouve exotique, ce qui est une forme de racisme inversé !". Mouradi peut comprendre que Martin Martin s'intéresse aux marges de la société. Lui préfère les tenir un peu à distance...

Son avenir, il l'espère, sera donc porté par les arts, sans exclusive : "J'aime autant l'authenticité du théâtre que l'artificialité du cinéma. Je rêve de réussir dans les deux". Lucide, le comédien sait qu'il devra batailler, tant les rôles pour hommes noirs sont parfois réduits à des archétypes... discutables. "Cela me préoccupe, admet-il aussitôt. Je ne suis ni metteur en scène, ni réalisateur, mais je me sens en mesure d'endosser de beaux personnages dans de belles histoires. Pourquoi pas ne pas être un dandy de Saint-Germain-des-Prés dans un film de Christophe Honoré, à la façon d'un Louis Garrel ou d'un Vincent Lacoste ? Ce qu'ils font, je peux le faire aussi". Une chose est certaine : Mouradi excelle à déjouer toutes les idées préconçues. Il parle de Denzel Washington comme l'un de ses acteurs de référence et, dans le même temps, témoigne d'un profond respect pour Omar Sy - malgré son petit regret de ne pas le voir jouer sur une gamme plus étendue. Je venais tout juste d'apprendre la disparition de Sidney Poitier avant notre échange et nous avons débattu du génie comique d'Eddie Murphy. "J'ai un jour entendu dire que les Noirs ne savaient pas jouer. Il faut toujours convaincre !". Je lui souhaite d'y parvenir encore !

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Un dernier mot...
Je remercie Jean-Pierre Angei (images de scène) et Matthieu Dortomb (portrait) de m'avoir permis d'utiliser leurs photos.