Sylvie Jobert : « Ne pas tomber dans le chromo »

Reverrai-je Gens du pays l'automne prochain ? Je ne l'exclus pas tout à fait, dans la mesure où je trouverais sympa d'y aller avec quelqu'un(e) qui découvrirait la pièce, pour pouvoir ensuite en débattre. En attendant, je suis heureux de l'avoir vue courant janvier et d'avoir eu l'opportunité d'échanger mes impressions avec certaines des personnes qui lui ont permis d'exister. Après Marc-Antoine Cyr, l'auteur, et Mouradi M'Chinda, l'interprète du personnage principal, je termine mon tour d'horizon avec Sylvie Jobert, la metteuse en scène des représentations déjà données à Grenoble et Saint-Martin-d'Hères...


Sylvie, bonjour. Une question personnelle pour débuter : comment présenteriez-vous votre parcours jusqu'à aujourd'hui ?

J'ai une longue expérience de comédienne, principalement au théâtre, mais aussi au cinéma et à la télévision. De façon plus ponctuelle, j'ai toujours réalisé des mises en scène - à peu près une tous les cinq ans. Je me suis baladée dans plein d'endroits : originaire de l'Est, je suis allé à l'École Lecoq et j'ai ensuite fréquenté un peu tous les Centres dramatiques nationaux de France et de Navarre. Je suis aussi allée un peu à l'étranger. J'ai commencé à fréquenter Grenoble il y a environ vingt-cinq ans : quand la MC2 s'appelait encore Le Cargo, j'y ai été accueillie pendant trois ans, avec une équipe parisienne. C'est ainsi que j'ai rencontré d'autres metteurs en scène et par exemple Pascale Henry, avec qui j'ai fait beaucoup de spectacles. J'ai également intégré Troisième Bureau. Tout un pan de ma vie se passe ici, désormais.

La création de Gens du pays s'est faite au terme d'une commande "au long cours" passée à Marc-Antoine Cyr, son auteur. Personnellement, comment avez-vous découvert cette pièce ?
Via le Tricycle (NB: le collectif d'artistes qui gérait le Théâtre 145 et le Théâtre de Poche à Grenoble, avant leur reprise en régie municipale), qui avait passé la commande reprise par Troisième Bureau. Nous avions lu certaines pièces de Marc-Antoine au sein du collectif et, avec le Tricycle toujours et Dominique Laidet, animé un chantier de trois semaines pour une traversée de ses écrits, en sa présence. Qu'il soit invité en résidence et écrive cette pièce s'inscrit un peu comme une suite logique. Cela se serait fait via le Tricycle s'il avait perduré. Troisième Bureau est arrivé après une passation...

J'imagine qu'il y a également une part de hasard pour qu'un texte parvienne à un metteur en scène...
Oui, c'est vrai. Il y a dans Gens du pays des sujets qui étaient dans l'air du temps... et le sont encore plus aujourd'hui ! Troisième Bureau m'a également proposé d'assurer la mise en scène puisque j'en avais déjà fait d'autres. En quelque sorte, on peut dire que des faisceaux convergent pour que cela advienne. Cette fois, c'était aussi assez simple d'échanger avec l'auteur, puisque je le connaissais déjà.

Comment avez-vous collaboré ?
J'ai pu lui poser des questions sur certains points de vocabulaire, pour vérifier la correspondance entre le français et le québécois : par exemple, dans son texte, la policière porte un fusil... et je pensais qu'il s'agissait plutôt d'un revolver. Dans mon parcours, il m'est aussi arrivé de monter des scènes après en voir rencontré les traductrices, aussi. C'est parfois un peu tétanisant d'avoir un auteur "sur le dos". Chaque mise en scène d'un texte est un peu une réécriture - il peut y en avoir tellement de différentes ! Je dois d'ailleurs dire que certains auteurs ont plaisir à laisser faire le metteur en scène pour redécouvrir leur texte sous un angle différent de celui qu'ils avaient imaginé. 

Le metteur en scène n'est-il pas le "chef" de toutes les parties prenantes, au final ?
Il y a quand même beaucoup d'auteurs ouverts ! En général, ils se renseignent sur le metteur en scène et, parfois, le rencontrent avant que la pièce soit montée. Un rapport de confiance s'établit. Après, ils peuvent aussi "sortir leurs griffes" si on fait des coupures dans leur texte ou si, à leurs yeux, on ne le respecte pas. Cela reste relativement rare. Il y a également des auteurs qui, comme Beckett, souhaitent que leurs indications scéniques soient respectées à la lettre. Quelqu'un avait voulu faire jouer En attendant Godot par des femmes, par exemple, et cela avait posé problème. Parfois, ce sont avant tout les ayant-droits ou les éditeurs qui s'avèrent les plus pointilleux...


De votre côté, pouvez-vous m'expliquer comment vous vous mettez au travail, au début d'une création ?

C'est un processus sur la durée : je crois beaucoup à l'idée de laisser le temps passer pour que les choses puissent se déposer. Quand on prend le temps de rêvasser dessus, des idées apparaissent. Dans le cas de Gens du pays, ma grande question, c'était : "Que fait-on de ce grand espace scénique ?". Il était difficile de mettre une salle de classe d'un côté et un bureau de police de l'autre, entre lesquels on aurait fait le yoyo ! Dans le même temps, il fallait imaginer un espace pour les loups - un arrière-monde qui soit à la fois effrayant et poétique. Les premiers échanges ont donc eu lieu entre le scénographe et moi. Et il se trouve que j'avais déjà travaillé plusieurs fois avec Michel Rose...

Comment cela s'est-il passé, cette fois ?
Je lui ai demandé de lire le texte et de me donner son avis. On avait un temps parlé de réaliser des décors à hauteur variable pour marquer la distance entre le professeur et l'élève, ainsi que celle entre la policière et le suspect. On avait aussi imaginé un espace central mouvant, où les personnages seraient toujours un peu dans l'inconfort. Pour ce qui est des loups, l'auteur en parle comme de voix, mais je voulais sentir des corps, une véritable incarnation. On les a rendus plus présents avec les ombres chinoises : dès qu'ils sont concrets, la magie s'en va...

Et les comédiens, alors ? Quand arrivent-ils dans ce processus créatif ?
Au départ, nous étions sûrs de travailler avec Hélène Gratet, ancienne du Tricycle qui était déjà sur le projet avant sa passation vers Troisième Bureau. Pour le rôle du prof, j'avais pensé à un autre comédien, qui a finalement tout arrêté au théâtre à cause du Covid, et on m'a alors soufflé le nom de Jean-Philippe Salério, avec qui j'avais déjà fait plusieurs lectures. J'étais donc très heureuse de cette collaboration : c'est un superbe comédien et, humainement parlant, un amour de gars, avec qui les rapports s'établissent sans préséance hiérarchique. Mouradi M'Chinda, je l'ai choisi sur audition.

Quid de la partie musicale ?
Arash Sarkechich, je l'avais côtoyé, mais pas réellement rencontré. Je crois que c'était son premier spectacle de théâtre. Il lui arrive de travailler avec la danseuse Sylvie Guillermin, mais ce n'est pas tout à fait la même chose. Les musiciens n'ont pas l'habitude de répéter aussi longtemps et cela n'a donc pas dû être évident pour lui : je l'ai laissé un peu se débrouiller tout seul au début, avant de lui faire quelques retours, et je suis finalement très heureuse de la musique qu'il a composée. Les loups, eux, ce sont des jeunes du Conservatoire.


Si je comprends bien, finalement, vous êtes plus une cheffe d'orchestre qu'un chef "tout court"...

Oui. En tant que metteur en scène, on se demande toujours si les gens vont s'entendre. Je savais par exemple qu'Hélène connaissait déjà Jean-Philippe et l'appréciait. C'est important de savoir si cela va "matcher" ou pas. On fait un peu de management, aussi, avec ceux qui ont des gosses à récupérer le soir et ne peuvent pas prolonger les répétitions...

Revenons sur les thématiques de la pièce. Elle me semble plus que jamais résonner dans l'actualité...
Oui, il me semble à moi aussi : quand on l'a reprise, j'entendais qu'on rediscutait de la question du droit du sol et du droit du sang, et on est pile-poil dedans ! Il y a ces choses dans lesquelles tout le monde se prend les pieds : les questions de visibilité, d'invisibilité, d'identité, etc. Ce qui était compliqué, c'était de ne pas tomber dans le chromo : l'Éducation nationale est a priori sensible aux différences et la police plutôt à droite, mais si c'est pour rentrer là-dedans, jouer devient insupportablement didactique et tout à fait inintéressant. Nous avons évolué en terrain miné, parfois, et j'ai aimé que certaines choses se disent presque dans la confidence - loin des discours fachos de base. Mot après mot, on a travaillé sur les fissures, pour évoquer la fragilité qui génère certains propos. L'idée n'est pas de légitimer telle ou telle parole, mais de faire entendre d'où elles viennent. Parfois, cela grince, mais nous avons pris des précautions...

Malgré tout, je suppose qu'il y avait en vous une volonté de vous "frotter" à un texte politique, voire polémique...
Oui. Ce que j'ai aimé dans ce texte, c'est la fin, à l'os, sans réplique possible. Le gamin qui dit: "Mais maman, je suis français". Point barre. Là-dessus, je trouve qu'il n'y a rien à dire. C'est comme ça, cash, et ça cloue le bec à toutes les polémiques. J'ai trouvé très juste aussi ce moment où il demande qu'on arrête de l'emmerder avec ses origines, lui qui est né dans la cité et n'en est jamais sorti. Après, la question est de savoir ce que chacun fait de ça...

Marc-Antoine Cyr, l'auteur, parle aussi d'une dichotomie entre les jeunes qu'il a rencontrés, français vivant en France depuis toujours, et lui qui, venant d'ailleurs, envisageait avec bonheur la possibilité de le devenir...
En effet, il nous en a parlé aussi ! C'est extrêmement intéressant. Évidemment, et il le dit d'ailleurs lui-même, c'était sans doute plus facile pour le petit blond qu'il est d'obtenir des papiers que pour un grand noir ! Cela pose une vraie question...


Cette réalité des enfants issus de l'immigration, c'est quelque chose que vous connaissiez ? On reproche parfois aux gens de théâtre d'être coupés d'une certaine réalité...

Non. On œuvre tout de même beaucoup sur le terrain. Personnellement, je suis toujours allée dans des collèges. J'interviens également à la fac et au Conservatoire... et c'est toujours intéressant de voir les jeunes générations. Tout dépend de l'établissement dans lequel on se rend, mais on ne va pas toujours dans les beaux quartiers ! On travaille aussi avec des amateurs, des associations. Mis à part celui qui est en tête du box-office du théâtre subventionné, le comédien moyen, issu du tissu local, est aussi très au fait des réalités sociales.

On ne parle français de la même façon selon les pays. Cela a-t-il changé quelque chose à votre approche de la pièce ?
Cela se joue sur de petits détails. Je vous ai parlé du fusil et du revolver. La policière, à un moment, dit qu'elle en a marre du couscous et préférerait une bonne blanquette, pour une fois. Hélène Gratet nous a alors dit que, dans les cités, quand on parle de blanquette, on veut dire "la petite blanche". Je n'avais pas cette référence et Marc-Antoine Cyr était à mille lieues de l'imaginer ! On sent très bien ce genre de choses quand on joue devant des adolescents. Quand on parle d'Italiens qui parlent fort tout le temps, aucune réaction. En revanche, dès qu'on dit le mot arabe, ça réagit à fond ! J'imagine qu'au Québec, d'où vient Marc-Antoine, les problèmes de minorités ne doivent pas être les mêmes. Je me souviens que, lors du premier soir, dès qu'Hélène ouvrait la bouche, j'entendais une ado dire : "Celle-là, on la tue et on la brûle !". Elle a commenté tout le reste avec plaisir et même apprécié la chanteuse lyrique...

Il y a donc bien une forte résonnance politique dans cette pièce, a fortiori dans un contexte préélectoral...
Oui. Ce qui m'intéresse aussi, c'est que, depuis qu'elle a été écrite, on a beaucoup parlé du malaise éducatif, à la suite de l'affaire Samuel Paty notamment. On sent bien que, de tous les côtés, tout le monde marche sur des œufs. J'en discutais récemment avec des collègues intervenant sur des ateliers : tout le monde parle d'une tendance à s'autocensurer. En même temps, dans Gens du pays, le personnage du prof est à côté de la plaque, qui trouve ses élèves magnifiques parce qu'ils sont "exotiques". C'est une autre modalité de fonctionnement totalement irrespectueuse de ce que ce sont ces gamins. Presque du néocolonialisme que de les renvoyer à un "exotisme" qui n'est plus le leur. Ou ne l'a même jamais été !

Marc-Antoine Cyr estime que la pièce vient plutôt des jeunes qu'il a rencontrés que de lui-même. Les avez-vous rencontrés de nouveau depuis la création ?
Oui. J'ai revu quelques classes après le spectacle. Je me souviens d'un petit gamin qui a demandé à Marc-Antoine comment on devenait raciste ! Il lui a répondu qu'il ne savait pas très bien. Quand j'y suis retourné, le gamin m'a reposé la question. On a alors beaucoup parlé de la peur et de la méconnaissance. Beaucoup de questions nous ont également été posées sur les loups. En réalité, comme toujours, les jeunes comprennent les choses, même si ce n'est alors qu'à partir de sensations et d'impressions, sur lesquelles ils ne mettent pas forcément de mots.

Pourquoi, d'après vous ? Est-ce parce qu'ils n'osent pas ? 
Non. Parce qu'ils pensent souvent qu'il y a quelque chose à comprendre là où, en fait, ressentir les choses suffit. Certains ont été déroutés par notre construction en "zapping", mais ont fini par renouer les fils. Il faut dire aussi que l'Espace 600 fait un très bon boulot de préparation des scolaires lorsqu'ils viennent au spectacle. Des comédiens étaient venus avant dans les établissements pour en parler et lire chacun un petit bout de texte, ce qui nous a dès lors permis de voir comment il résonnait. On a donc eu de superbes écoutes !


Après sept représentations à l'Espace 600 et à l'Heure Bleue, cette pièce vit désormais, est partie en tournée et reviendra dans l'agglo grenobloise la saison prochaine...

Oui. Nous serons au Grand Angle de Voiron, aux Scènes du Jura à Lons-le-Saunier et au Pot au Noir de Rivoiranche. D'autres dates sont en négociation - peut-être pour la saison d'après, les programmateurs étant débordés par les deux ans de rattrapage devant eux, après la crise sanitaire. 

Votre mise en scène est-elle figée ou pourrait-elle encore connaître quelques évolutions ?
Il y a toujours des choses que l'on ajuste, simplement du fait que nous devrons jouer dans des salles plus petites. Je referai quelques séances de travail avec le scénographe pour envisager une formule plus légère. Même si la scénographie est assez dépouillée, il faut quand même du temps pour monter les panneaux et gérer les questions d'éclairage. Karim Houari, qui a si bien éclairé la pièce, est le premier à savoir que cette scénographie n'est pas si facile à apprivoiser. Il faudra réduire la voilure. Cela changera aussi avec les loups : par exemple, aux Scènes du Jura, le deal est de faire intervenir des amateurs. Je devrai donc y aller avant pour répéter un peu. Nous aurons aussi besoin de quelqu'un que je connais pour la partie lyrique : je ne vais pas trouver un chanteur au débotté. Cela changera forcément certaines choses...

Pour finir, une question personnelle : quels sont vos autres projets à venir ?

Après des répétitions en Lorraine, je vais travailler aussi sur un projet Visage, à partir des écrits du philosophe Emmanuel Levinas, qui sera joué à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg, la ville qui est cette année la capitale européenne de la culture. Nous n'avons pas encore parlé d'autres collaborations avec Marc-Antoine Cyr, mais nous continuons d'échanger avec lui. C'est devenu un ami : tout est ouvert !

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Pour finir, les traditionnels remerciements...

Ils vont cette fois à Stéphanie Nelson, qui a réalisé le portrait de Sylvie Jobert en tête d'article, et Jean-Pierre Angei, auteur des photos de la pièce. Merci aussi à Bernard Garnier (de Troisième Bureau) qui m'a mis en contact avec Sylvie Jobert pour réaliser cette interview - non sans m'avoir également permis d'échanger avec Marc-Antoine Cyr et Mouradi M'Chinda

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