Marc-Antoine Cyr : « Gens du pays est né d'échanges »

Cette fois, c'est fait : j'ai vu Gens du pays, la pièce dont je vous annonçais les premières représentations dans un article paru le 4 janvier dernier. Je ne suis pas le seul à l'avoir aimée : elle a connu un joli succès - ce qui me permet de penser que les dates espérées lors de la saison théâtrale 2022-2023 pourront bien se concrétiser. J'ai trouvé que cette œuvre abordait des questions cruciales pour la France actuelle, vis-à-vis de ce qui peut forger notre fameuse "identité nationale" !


Avec en personnage principal un jeune homme noir, confronté à un professeur, à une policière et à une mystérieuse meute de loups, il n'était pas gagné d'avance que tout cela soit aussi pertinent, poétique et agréable à suivre. C'est donc avec joie que j'aborde aujourd'hui une série de trois articles d'après-spectacle, avec pour chacun d'entre eux un interlocuteur différent. Je commence avec l'auteur, Marc-Antoine Cyr, originaire du Québec et qui possède aussi la nationalité française.

Marc-Antoine, bonjour. Comment en êtes-vous venu à écrire cette pièce ?
C'est notamment le résultat d'une rencontre de longue date avec Troisième Bureau. Je crois que les membres du collectif ont presque été les premiers, en France, à remarquer mes textes. Je ne suis moi-même arrivé en France qu'en 2009, année où j'ai publié Quand tu seras un homme, chez Quartett. C'est à ce moment-là que j'ai reçu un premier appel du collectif, qui a organisé une lecture de ce texte lors du Printemps du livre grenoblois. De là est née une connivence assez évidente : je suis revenu animer un atelier d'écriture, j'ai assisté à leur festival plusieurs fois comme spectateur, eu une autre lecture encore... je cite tout cela dans le désordre. Surtout, grâce à Hélène Gratet, j'ai pu être accueilli en résidence pendant un an au Théâtre 145, alors géré par le collectif Tricycle. J'avais envie d'écrire une pièce pour adolescents...

Sur les sujets qu'aborde Gens du pays ?
Je travaillais sur la thématique de l'identité française et, à l'époque, demandais la naturalisation française. C'était une joie pour moi et je cherchais une entrée pour en parler dans une fiction théâtrale. Je me suis alors retrouvé dans une classe du collège Jules-Vallès de Fontaine, où la majorité des jeunes m'ont dit qu'ils ne se sentaient pas du tout français, avec une certaine véhémence ! Plus je les interrogeais, plus je travaillais avec eux, plus je remarquais cette dichotomie entre moi, avec ma possibilité de choisir, et eux qui n'avaient pas décidé de naître ici, avec des parents venus d'ailleurs et s'entendant dire tous les jours "Retourne dans ton pays !".

Vous parlez d'un fort sentiment d'injustice...
Oui. J'ai reçu leurs histoires avec une immense émotion. Cela a avivé l'écriture de Gens du pays. J'ai déplacé la focale sur ces jeunes, mais avec la volonté très forte de ne pas parler à leur place. Qu'est-ce que c'est d'avoir un pays ? Être chez soi, qu'est-ce que cela veut dire ? Que définit-on comme étant notre maison ? Qu'est-ce qui nous identifie ? Nos papiers ? Notre couleur de peau ? Notre accent ? Des questions ouvertes, que nous avons renvoyées vers le public. C'était important pour moi de ne pas limiter la pièce à quelque chose de personnel. Elle est née d'échanges croisés sur ces questions. Elle tient beaucoup plus à ces jeunes que j'ai rencontrés qu'à moi.

Cette difficulté à se sentir français dont vous parlez... vous a-t-elle surpris ?
Disons que je pouvais la comprendre d'une certaine façon, moi qui étais aussi "en chamaille" avec mon pays d'origine. Certes, je ne suis pas parti du Québec fâché, mais j'ai malgré tout choisi de le quitter, parce que je me sentais mieux ailleurs. Eux, nés sur place, étaient certes considérés comme français, mais ont plus entendu l'histoire de leurs parents que la leur. Ils se retrouvent à devoir assumer une histoire qui n'est pas la leur ! Je cite un des jeunes : "Il n'y a pas une seule place où on peut être nous". Dans leur quartier, d'autres leur disent qu'ils ne sont pas chez eux et, quand ils rentrent dans le village de leurs parents, ils s'entendent dire qu'ils sont trop français. Se sentir de nulle part, je trouve que c'est une sensation terrible. J'ai donc voulu en parler dans la pièce. Il me semblait que cela donnait assez d'ardeur à un projet théâtral pour faire vivre un personnage traversé par toutes ces questions...

Diriez-vous que ces sujets traversent également la société québécoise ?
Il me semble qu'une vague plus importante d'immigration existe là-bas depuis une quinzaine d'années, mais cela en fait treize que je suis parti. J'ai donc du mal à avoir une lecture précise de la situation. Cela dit, j'ai grandi en Gaspésie, dans un village assez éloigné des grands centres. J'ai le souvenir d'une famille haïtienne venue s'y installer, avant de repartir au bout de 8-9 mois. Pour eux, la différence était trop difficile à vivre. Après, je suppose que c'est comme cela que les choses se passent partout. Je parle aujourd'hui des origines et de la couleur de peau, mais la différence peut s'exprimer autrement. Dans mes pièces, je parle souvent du fait de se sentir différent au sein de sa famille, par exemple, comme étranger chez soi. Là, je voulais exprimer les choses que d'autres m'ont racontées et qui me renversaient. Je me disais que cela devait beaucoup plus d'actualité de raconter ces choses-là. C'est vraiment le regard d'un étranger sur une situation française. Je ne sais pas si un auteur français et né en France aurait écrit cela...

Comment avez-vous été accueilli en arrivant du Québec ? Vous êtes blanc, vous parlez français... c'était simple ?

D'abord, le processus pour avoir des papiers et obtenir la naturalisation est extrêmement long et fastidieux ! L'administration française est un dédale infini, mais je sentais en effet que c'était plus facile pour moi que pour d'autres personnes présentes dans la même file d'attente. Je venais d'un pays très bien considéré par les autorités françaises. J'ai aussi vu une différence au fil du temps. Au début, je devais me présenter tous les six mois. Quand Hollande a succédé à Sarkozy, l'humeur des fonctionnaires est devenu un peu plus agréable, même si cela s'est un peu retendu à la fin. Pour moi, c'était important d'écrire la pièce. Je trouvais injuste de faire subir aux gens des choses qui ne sont pas de leur ressort, mais je ne pouvais pas l'affirmer dans un bureau administratif. J'avais toutefois la possibilité de l'écrire et, dès lors, de permettre à des acteurs de présenter cette situation. Le fait que je sois auteur  m'a aidé, évidemment, et rencontrer des gens comme ceux de Troisième Bureau s'est avéré extrêmement fécond. Je suis très reconnaissant.


En voyant la pièce, je me disais que la langue française de France n'est pas celle du Québec, de la Belgique ou encore d'autres pays, africains par exemple. Est-ce une dimension que vous avez prise en compte ?

Lors de mes premières années en France, on notait beaucoup que j'étais québécois. J'ai l'impression que cela s'entendait beaucoup plus. Mais comme j'écris surtout à partir de mes sensations et de ce que j'entends, j'ai l'impression que la langue de mon écriture a changé avec le temps. Et maintenant, je dis que je suis français d'origine québécoise ! Je ne nie pas du tout mes origines, mais c'est la réalité : tout mon travail d'écriture se fait ici pour un public français. En même temps, il y aura toujours une tournure de phrase ou une expression pour me trahir ou étonner...

Ne joueriez-vous pas Gens du pays au Québec, à l'occasion ?
Hum... je me demande comment la pièce serait reçue. Les questions d'immigration ne se posent pas de la même façon. Cela dit, en novembre, quand elle a été créée à Londres, la traductrice s'est demandée s'il fallait l'adapter au contexte anglais ou la traduire pour qu'elle se passe en France. Cela a fait l'objet de longues discussions et, au final, les références françaises ont été gardées. Cela n'a gêné personne : jouée en anglais londonien, la pièce marche très bien ! Le postulat était de dire que l'on peut être empathique devant une histoire qui ne se passe pas chez nous : on trouve toujours les miroirs que l'on veut ! Pour l'instant, il n'y a pas d'ouverture au Québec, mais je serais curieux de voir le résultat...

Cela vous arrive-t-il d'écrire en anglais ?
Pas du tout. C'est une langue que j'ai apprise à l'école, comme tous les petits Québécois. Je la comprends, peux la parler, mais ne l'utilise pas. Pour la traduction en anglais de Gens du pays, il était clair qu'une traductrice allait devoir s'en emparer. D'ailleurs, ç'a été un travail assez fabuleux à faire avec elle, sachant qu'elle cherchait vraiment à reproduire le rythme et l'esprit du texte. En fait, désormais, je préfère la pièce en anglais. Cela donne une petite distance et s'avère très agréable à entendre.

Avez-vous toujours imaginé que Martin Martin, le héros de Gens du pays, serait un jeune homme noir, un peu en marge peut-être ?
En tout cas, la pièce parle énormément à Mouradi M'Chinda, l'acteur qui joue Martin Martin. Lors des auditions, Sylvie Jobert, la metteuse en scène, a exploré toutes les visions possibles et Mouradi s'est alors imposé comme une évidence. C'est aussi parce qu'il est extraordinaire ! Mais il y a trois autres productions simultanées de la pièce et le personnage de Martin Martin a une apparence différente à chaque fois ! Cela dépend vraiment du metteur en scène car moi, dans l'écriture, je ne voulais pas l'indiquer trop clairement et donner toutes les clés. La lecture de Sylvie me semble cohérente. C'est l'une des options possibles, mais ce n'est pas la seule. La seule chose que l'on sait, c'est que Martin Martin appelle sa mère "Oummi". C'est un mot arabe affectueux pour dire "Maman". Le seul indice.

Martin est un prénom rare en France et, en même temps, le nom de famille le plus courant. Vous avez joué là-dessus ?
J'ai trouvé que ça claquait ! Je lui ai cherché un nom tellement français qu'il provoque les soupçons de la policière. J'ai trouvé ça drôle, en fait, et ça m'a permis de faire un jeu de décalage avec les deux autres personnages, tout à fait français, mais porteurs de prénoms qui ne le sont pas du tout. C'est vraiment mon côté moqueur !

Vous venez d'évoquer la policière. Martin Martin est confronté à deux formes d'autorité : la police, donc, et l'école. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Cela me semblait une perspective intéressante pour raconter concrètement ce que "mes" jeunes vivaient. Ce sont les deux parties de la pièce que j'ai écrites en premier et, par la suite, en prenant du recul, j'ai trouvé que c'était un peu sec, un peu trop cru. J'ai donc rajouté les loups, pour créer un paysage de conte auquel nous pouvons tous nous identifier. Nous le connaissons tous et il nous habite depuis longtemps, cet univers de fable, avec le danger que peut représenter la forêt. En même temps, il peut intégrer toutes sortes d'imaginaires, en fonction de la façon dont les loups sont présentés.


Qui sont-ils, ces loups, pour vous ?

Tous les jeunes que j'ai rencontrés en classe avant que la pièce soit écrite projetaient quelque chose sur eux. Mais ce n'était pas toujours la même chose : il pouvait aussi bien s'agir de la petite racaille du quartier, d'un groupe terroriste ou carrément de vrais loups, dans une vision fantastique. En fait, je vois le texte comme une partition : je laisse la personne qui l'exécute choisir quelle couleur lui donner. J'aime que les images que le texte suggère soient interprétées selon un axe donné par la mise en scène. Je n'ai donc pas donné de réponse précise : j'ai juste indiqué que, pour le groupe, la question du poil est importante. Et pour moi, vouloir appartenir à une meute, quand on est adolescent, est quelque chose d'assez évident. Il y a aussi un court passage où Martin Martin évoque son père qui aurait fait la même chose que lui : partir vers la forêt sans se retourner. C'est comme si ce père absent provoquait chez lui un appel pour se rendre au même endroit...

La mère de Martin Martin, elle, est un personnage qu'on entend. Mais on ne la voit jamais...
Sylvie Jobert a décidé de jouer sur une certaine ambigüité en prenant une actrice à l'accent allemand pour faire cette voix. Dans une autre version que j'ai entendue, l'actrice avait clairement un accent arabe. Et, en février, je vais voir encore une autre version, sans savoir qui fait la voix. J'en ai vu où elle grogne, ce qui la rapproche des loups. Cela dépend donc, là aussi, de ce que le metteur en scène a envie d'y projeter. Il construit son travail à partir des fils tirés dans le texte. Moi, je n'impose rien. Par exemple, avec Sylvie, on avait fait une première lecture il y a déjà trois ans. J'ai toute confiance en elle. Parfois, elle m'a juste appelé pour une précision. Avec une autre équipe, j'étais plutôt proche des acteurs. Cela dépend. Regarder la pièce comme si c'était un autre qui l'avait écrite, ça me plaît beaucoup ! Si un metteur en scène veut me voir, je suis là ! Sinon, ça me va d'attendre le jour de la première. C'est un peu déroutant, parfois, mais ça fait partie du jeu.

Et la musique composée par Arash Sarkechich, que pouvez-vous m'en dire ? C'était votre idée ?
Non. C'est Sylvie qui a fait ce choix de mise en scène... et je le trouve très heureux. Arash est formidable et le résultat est magnifique, mais rien de tel n'était mentionné dans le texte. D'après moi, le gros enjeu des metteurs en scène est de savoir comment traiter les loups. Les autres scènes sont assez réalistes.

Après les quatre premières représentations, la pièce devrait être rejouée la saison prochaine. Vous êtes déjà impatient ?
Quand le spectacle a pris son envol, je peux être amené à faire de nouvelles rencontres avec le public : c'est toujours très agréable. Mais c'est une pièce que j'ai terminé d'écrire il y a six ans, tout de même, et j'ai écrit beaucoup d'autres choses depuis ! Je suis content de voir l'histoire exister, mais il faut aussi que je la laisse partir. Cela dit, je vais voir la version d'autres metteurs en scène prochainement : elle va beaucoup vivre dans mes yeux, cette année. Toutes ces productions vivront leur chemin : j'ai déjà mon focus ailleurs. 

Quels sont donc vos autres projets ?
Gens du pays a été reporté plusieurs fois : je savais que je gardais la pièce "au chaud". C'était difficile d'imaginer écrire du théâtre pendant la pandémie. J'ai fait un petit crochet vers l'écriture, non pas d'un roman, mais disons d'un récit. Et maintenant, je suis en train d'écrire une nouvelle pièce, qui sera présentée à Lyon au mois de mai. Le festival En Actes sollicite des auteurs et leur demande d'écrire une pièce en deux mois, à partir de quelque chose qui les a étonnés dans l'actualité. J'ai été contacté en décembre et il faut avoir terminé fin février : cela va vite, mais c'est aussi très stimulant d'écrire dans l'urgence. La thématique de cette nouvelle pièce serait d'essayer de vivre ses convictions au travers d'un écran. Notre vie sociale ayant beaucoup disparu depuis un an et demi, beaucoup de gens pourront s'y identifier.

Ce serait plutôt joyeux ? Plutôt angoissé ?
Plutôt joyeux. Je ne suis pas quelqu'un de sombre. Il y a toujours un petit côté moqueur dans mon écriture, qui se trouve un peu exacerbé dans cette nouvelle pièce. Je ne suis pas dans le sarcasme, mais on peut parler d'une légère ironie. En parallèle, je travaille aussi sur un projet collectif avec d'autres auteurs, pour recréer la vie virtuelle de nos personnages. Moi, je ne suis que sur Facebook - le réseau social des vieux, comme le disent les jeunes ! Bref, j'ai déjà un train de retard...

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Hop ! Je termine avec les crédits...

La photo-portrait de Marc Antoine a été prise par Raoul Gilibert. Celle des loups par Jean-Pierre Angei. Merci à vous deux !

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