Arnaud Meunier : « Voltaire, rien que Voltaire »

Je me décide aujourd'hui à avancer (un peu) plus vite que prévu pour vous proposer sans plus attendre l'interview d'Arnaud Meunier, réalisée au téléphone deux jours après ma découverte de "son" Candide. J'ai déjà du pain sur la planche pour les prochaines semaines, ce qui me pousse de facto à donner la parole au metteur en scène dès ce dimanche. Ancien directeur de la Comédie de Saint-Étienne, il occupe les mêmes fonctions à la MC2 depuis le 1er janvier l'an dernier.


Arnaud Meunier, bonjour. Une première question toute simple : comment allez-vous dans cette période chahutée ?

Comme tout le monde, nous avons pris le pli et nous adaptons en suivant à chaque fois des protocoles d'action différents. On va dire que ça va ! On a très envie de voir le bout du tunnel pour retrouver une activité un peu plus stable et surtout, pour ce qui me concerne, développer le projet pour lequel j'ai été nommé et qui se retrouve pas mal freiné par cette crise sanitaire, bien sûr...

Ce projet, comment le présenteriez-vous ?
J'ai coutume de dire qu'il avance sur deux jambes. Pour le dire vite, il peut réconcilier la politique d'excellence du ministère de la Culture avec le dynamisme de l'éducation populaire. L'envie est que la MC2 soit un lieu où les gens savent que la qualité artistique est au rendez-vous. En même temps, il faut agir très concrètement pour élargir socialement et rajeunir son public.

Dans ce cadre, pourquoi avoir choisi Candide pour votre toute première mise en scène à Grenoble ?
Il s'agit en fait d'un spectacle créé fin 2019 et dont la tournée a été arrêtée par la crise sanitaire. Il fait donc partie de ces spectacles que j'ai mis "au frais", si j'ose dire, et attendait de pouvoir retrouver le chemin de sa diffusion. Je le considérais aussi comme une bonne façon de me présenter au public grenoblois. Pour moi, c'est aussi un spectacle-manifeste : de troupe, musical, qui mélange les disciplines... toutes choses que je souhaitais affirmer à Grenoble. Dans la distribution, on trouve deux des anciens élèves de mon programme d'égalité des chances à Saint-Étienne - et notamment Romain Fauroux, l'interprète de Candide, issu d'une promotion récente.

Citer Voltaire et parler de la liberté revêt aujourd'hui un sens particulier...

Oui. Ce qui me fait plaisir, c'est que les gens qui sortent du spectacle pensent qu'on a adapté et réécrit le texte d'une manière ou d'une autre. C'est souvent le cas. Ici, pourtant, non : ils n'ont entendu que Voltaire, rien que Voltaire. Je voulais vraiment qu'on entende son impertinence, son audace, sa clairvoyance aussi. Que cela fasse partie de la joie que de réentendre sa langue. Le spectacle joue à peu près les trois quarts de l'œuvre initiale.


Je suppose qu'il a donc fallu trouver un équilibre entre le respect du texte et une créativité qui le fasse résonner...

J'ai toujours comparé le travail du metteur en scène à celui du chef d'orchestre. Nous sommes des passeurs. Notre travail consiste à ce que le texte soit entendu. Il a surtout fallu chercher comment tout cela serait mis en jeu par les interprètes, comédiens et musiciens. À la base, il ne s'agit pas d'un texte théâtral : il n'y a pas de répartition en rôles, mais un récit et une belle matière de jeu. C'est ce qui m'intéressait aussi : affirmer la place d'une troupe pour donner vie à ce récit.

Comment avez-vous travaillé ?
Au théâtre, on n'est jamais seul : c'est toujours un travail collectif et cela fait partie du plaisir ! Ici, on a dix interprètes au plateau, huit comédiens et deux musiciens, et toute une équipe de création. Pierre Nouvel, par exemple, a réfléchi à l'espace scénique avec moi : vidéaste, il laisse souvent une place à l'image. Dans Candide, on passe d'un pays à l'autre en une ligne, d'où notre volonté à susciter du voyage et de l'aventure, tout en restant relativement légers. Le plateau est une sorte d'écrin et d'espace pour la projection d'imaginaires, suscités plutôt qu'illustrés. C'est assez jouissif. Parmi mes collaborateurs, je citerais en outre Anne Autran aux costumes et Cécile Kretschmar (césarisée pour les masques du film Au revoir là-haut) aux perruques et maquillages. Il y a également un vrai travail sur les silhouettes des personnages. Ce qui m'a donné envie de monter ce texte, c'est aussi son illustration par Joann Sfar dans sa Petite Bibliothèque philosophique. Avec cette envie que l'irrévérence soit sensible.

Un mot sur la troupe ? Romain Fauroux est le seul à n'avoir qu'un seul rôle. Et, à l'inverse, tous les autres comédiens multiplient les apparitions dans des rôles différents...
J'avais vraiment envie de renouer avec cette dynamique. Dans cette troupe, on retrouve donc des comédiennes et comédiens qui travaillent avec moi depuis le début, soit depuis maintenant 25 ans ! D'autres nous ont rejoints plus récemment, que je les ai rencontrés à Saint-Étienne ou qu'ils soient passés par l'école, là-bas. J'ai toujours plaisir à retrouver les jeunes gens que j'ai formés dans les spectacles que je mets en scène. Cela me paraît assez logique.

Ils vous ont surpris ? Vous les avez surpris ? C'est allé dans les deux sens ?
On cherche toujours à être surpris ! On arrive au plateau avec ce que Peter Brook appelle "un obscur pressentiment". Les répétitions révèlent ce que sera le spectacle. Cette fois, c'est vrai qu'il s'agit d'une belle bande avec laquelle j'ai pris beaucoup de plaisir à travailler. On est très heureux de pouvoir enfin retrouver le chemin des théâtres et du public. Ce qui est beau aussi et que nous avons vérifié lors des trois représentations à Grenoble, c'est que l'on a produit un véritable spectacle populaire, qui parle à tout type de personnes et à toutes les générations. C'est aussi ce que je cherchais ! Le Candide de Voltaire, c'est aussi un objet qui cherche à populariser les idées des Lumières, l'anti-Encyclopédie. Il continue de parler à tout le monde aujourd'hui.


Le fait de l'illustrer en musique participe-t-il également de cette logique de "vulgarisation" ?

Je travaille souvent avec des créateurs son. Ici, les deux musiciens avaient déjà fait presque toutes les présentations de saison avec moi à la Comédie de Saint-Étienne. J'ai fini par me dire qu'il serait bien de faire un spectacle avec eux. Là, cela m'a semblé propice, dans l'idée de l'aventure. Candide a d'ailleurs fait l'objet d'adaptations musicales, dont une comédie musicale de Bernstein. Il s'y prête très facilement.

La musique a donc été écrite pour l'occasion ?
Tout à fait. Et elle est improvisée chaque soir : il n'y a pas une représentation qui ressemble à une autre. Cela permet aussi aux comédiens d'avoir toujours ce frisson des choses qui se fabriquent en direct.

Fort de cette mise en scène ambitieuse, comment envisagez-vous la tournée qui a désormais commencé ?

Nous sommes ravis ! Cela fait clairement partie du projet de la MC2 d'être une maison de production et d'avoir ses propres spectacles pour tourner ensuite le plus loin et le plus longtemps possible. Même si je l'ai créé à la Comédie de Saint-Étienne, Candide est en ce sens un prototype intéressant. Après trois mois de tournée cette saison, peut-être sera-t-il amené à tourner encore au cours des saisons qui suivent. C'est le cœur de notre métier, mais, avec la vague Omicron, le spectacle vivant est toujours très fragile. On croise donc tout ce que l'on peut croiser pour que les choses se passent bien. On a été très frustré de ne pas le jouer pendant si longtemps...

Vous jugez sans doute important que tant de jeunes soient venus voir le spectacle, dans une logique de transmission...
Effectivement ! Comme vous l'avez entendu, j'ai d'ailleurs remercié les enseignantes et enseignants qui continuent d'emmener leurs classes. C'est presque un geste militant, en ce moment, et c'est essentiel. Je sais que des consignes de l'Éducation nationale ne vont pas dans ce sens et je les trouve aberrantes. Une spectatrice m'a beaucoup touché en me disant que, si elle avait vu le spectacle au lycée, elle aurait accroché beaucoup plus vite à ce texte. Ludique et incarné, le théâtre permet un accès très immédiat aux œuvres littéraires. Il est toujours utile de faire découvrir cette discipline : c'est une manière de raconter le monde dont les jeunes peuvent se saisir à leur tour. Il est très rare que je monte des textes classiques : je m'intéresse surtout aux écrits contemporains et aux auteurs vivants. J'ai donc fait un pas de côté, mais trouve toujours important de "nettoyer les rétines" des élèves et de leur faire découvrir que le théâtre est bien autre chose que ce qu'ils peuvent imaginer. Après cela, en général, ils ne lâchent pas ! 


Vous avez parlé d'un "geste militant" et, il n'y a pas si longtemps, la MC2 était occupée. Quelle est donc la place du théâtre dans le monde d'aujourd'hui, de votre point de vue ?

Nous avons la chance d'être dans un pays où la politique culturelle est toujours active, qu'il s'agisse de celle de l'État ou de celle des collectivités. Notre réseau de théâtres publics et la vitalité de notre création artistique font des envieux dans le monde entier. Cela nous permet d'affirmer une singularité française sur la place internationale. Le théâtre est un art archaïque qui, dans le même temps, s'adapte constamment et ne cesse de s'adresser à ses contemporains. Je n'ai jamais été inquiet à ce sujet. Je peux l'être quant au fait que les nouvelles élites jugent moins importante l'idée de soutenir une politique culturelle ambitieuse. On peut se réjouir que ce ne soit pas le cas en France...

Serions-nous dès lors dans "le meilleur des mondes possibles" ?
Je vous en laisse juge !

En tout cas, je vous sens heureux et épanoui dans ce que vous faites...
Tout à fait ! J'ai la chance de faire un métier qui me plaît. C'est effectivement un privilège par les temps qui courent.

Vous sentez-vous plus proche de l'un ou l'autre des personnages de Candide ?
Non. Je n'entrerai pas dans le match "Pangloss contre Martin". J'aime beaucoup le personnage de Candide, dont on fait souvent un benêt naïf, alors que le texte est en réalité un conte initiatique. Comment affronter la réalité, la dureté du monde ? Des thèses entières ont été écrites sur cette dernière réplique et la nécessité de "cultiver notre jardin". Les possibilités d'interprétation sont assez ouvertes. Je retiens souvent qu'à la fin de Candide, chacune et chacun finit par reconnaître qu'il a un talent à mettre à la disposition des autres pour faire communauté. Dans une société qui a tendance à se fracturer, à se diviser considérablement, le message de Voltaire appelle à reconnaître en l'autre celle ou celui qui peut contribuer au bien-être commun. Cela me paraît intéressant.

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Une précision pour finir...

La photo-portrait d'Arnaud Meunier est signée Éric Viou. Celles du spectacle, quant à elles, ont été prises par Sonia Barcet. Sans ces deux photographes, cette longue interview serait sans doute moins agréable à lire. Qu'ils soient donc remerciés !

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