Sébastien Geraci : « Pour moi, une folle parenthèse ! »

Le Théâtre du Risque est l'une des premières compagnies grenobloises à m'avoir invité à découvrir son travail sur scène. J'ai la chance d'avoir déjà un bel aperçu de sa toute prochaine production : j'ai en effet pu voir La Tour de la Défense, pièce du dramaturge argentin francophone Raúl Damonte Botana, alias Copi, en février l'année dernière. La troupe en réalisait alors un premier filage ouvert aux professionnels, au Déclic de Claix. D'agréables retrouvailles malgré le contexte "covidé" !


Un an moins un jour plus tard, la fine équipe se prépare à revenir sur les planches pour la première représentation publique de ce spectacle décapant. J'en ai parlé avec Sébastien Geraci, le metteur en scène. Toute la bande sera à la Salle du Jeu de Paume de Vizille dans pile une semaine, le 11 février, et deux autres représentations sont déjà programmées (lire en fin d'article). Avant de juger des modifications introduites à ce que j'ai vu en 2021, il est grand temps que je tende mon micro !

Sébastien, bonjour. Comment présenterais-tu la pièce La Tour de la Défense à quelqu'un qui ne la connaîtrait pas ?
Elle date de 1978 et se passe lors d'une soirée du Nouvel An. On est chez un couple de garçons, en crise. Leur voisine arrive parce qu'elle a pris de la drogue et se sent seule. Elle torpille alors une discussion qu'ils avaient sur leur relation. Une autre amie, travestie, débarque alors avec un jeune homme que la voisine avait rencontré et invité. Ces personnages se retrouvent bloqués dans l'appartement, décident de manger ensemble et ensuite, plus rien ne se passe comme prévu ! On est sur le canevas d'un boulevard et tout cela tient un peu du souper apocalyptique. On est dans la lignée de pièces comme La cage aux folles, jouée quatre ou cinq ans avant, ou Le père Noël est une ordure, arrivée deux-trois ans après.

Que peux-tu nous dire de l'auteur ?
J'ai pu parler avec certaines personnes qui l'ont rencontré. C'était une personnalité assez connue du monde artistique parisien, à une époque un peu dingue, avec de grandes robes et de grands chapeaux. Un peu comme les personnages qu'il décrit dans ses pièces. Son écriture est à la fois très absurde et très réelle par moments : en grattant le vernis pour voir sous la perruque, on retrouve un peu ce que pouvait être l'ambiance de la communauté homosexuelle des années 70. L'époque pouvait aussi être marquée par le désespoir. Ce n'est pas son sujet, mais on peut le sentir derrière ce qu'il écrit...

Il était de nationalité argentine, non ? Que faisait-il à Paris ?
Ses parents étaient journalistes, je crois, et ils ont débarqué assez jeunes en France. Il y a toujours cette idée d'exil. Dans toutes les pièces de Copi, il y a des personnages qui veulent partir, le déclarent et, pourtant, ne le font jamais. Comme il l'a écrit, il y a plusieurs sortes d'exil : l'exil intérieur, l'exil extérieur... et la mort ! Tout cela me parle un peu. Sur cette adaptation de La Tour de la Défense, on commence la pièce et ça ne s'arrête plus. Alors que j'aime bien faire des spectacles à tableaux, nous travaillons cette fois dans un décor unique, où tout le monde bouge tout le temps. J'ai même renoncé à toute transition musicale. C'est un vrai changement dans ma manière de visualiser un texte et de le travailler.


Avant de reparler de mise en scène, peux-tu me dire pourquoi tu as justement choisi ce texte ?

Il fait partie d'un recueil de pièces de Copi, où figure également Les quatre jumelles, que nous avions travaillé en 2013. J'avais dès lors également lu cet autre texte, La Tour de la Défense, que je ne connaissais pas. Cette pièce particulière demeurait donc dans nos "cartons", mais le fait est que la monter demande beaucoup de moyens : dans les descriptions de l'auteur, par exemple, le décor est un très grand appartement, avec beaucoup d'accessoires. Nous aurions pu traiter cela autrement, bien évidemment, mais, s'agissant d'un vaudeville déjanté et extravagant, j'avais envie de faire les choses comme je les ai finalement faites aujourd'hui. Et dans un premier temps, disons que le texte avait été mis de côté...

En attendant des jours meilleurs ?
En attendant surtout d'avoir plus de temps, la bonne distribution pour le faire et l'envie aussi d'un spectacle qui change radicalement de tonalité par rapport à nos autres productions. Je n'ai personnellement pas l'habitude de travailler un texte volontairement écrit comme une comédie. C'est sûr qu'il peut m'arriver de faire passer comme drôles des choses qui ne le sont pas pour apporter un peu de sourire dans une pièce, mais cette fois, il s'agit ouvertement de théâtre de boulevard ! Nous avons dû y aller à fond dans cette logique, avec des codes que je ne maîtrise pas forcément. Pour moi, ce spectacle est vraiment une folle parenthèse ! Nous avons décidé de le monter en septembre 2019. Aujourd'hui, j'aurais sûrement pu surfer sur l'idée d'une réaction à la crise sanitaire, mais en fait, la volonté et le besoin de rire, nous les avions déjà avant. 

Revenons à ton travail. Avec cette pièce particulière, peut-on parler pour toi d'une nouvelle approche ?
Disons que, de ma part, choisir ce texte correspond plutôt à une envie éphémère de faire quelque chose qui va trancher avec certaines de nos productions précédentes. La compagnie monte des spectacles depuis longtemps ! Que j'opte aujourd'hui pour La Tour de la Défense s'explique peut-être aussi par mon souhait de ne pas nous voir trop étiquetés autour du théâtre contemporain "violent", même si je m'en moque, au fond - parce que c'est aussi celui que nous défendons, de fait. C'est un peu la même logique qu'au moment où on monte un classique comme Richard III, nos solos ou une œuvre d'auteur contemporain, telle que Roberto Zucco, avec une quinzaine de comédiens, dont plusieurs nouveaux. J'aime ces petits défis ! Je suis un peu en éternel combat. Pas contre ce que j'entends, mais contre ce qu'on pourrait penser de nous.


Pourquoi le mènes-tu, ce combat dont tu viens de parler ? Je n'ai pas l'impression que ce soit contre les autres...
Je ne viens pas d'un milieu artistique, ni même d'un milieu médiatique, mais j'ai toujours cette volonté de dire : "Je suis là et je travaille". Je n'ai pas de grand mentor ou d'autre personne qui m'aurait poussé à faire tout cela. Je ne suis pas issu du sérail. Je suis un produit de l'éducation publique. Il y a peut-être un lien avec ma façon de travailler. Je n'ai pas d'esprit de revanche, mais le souhait de me bousculer un peu. Je ne sais pas si cette envie se ressent dans mes spectacles : c'est simplement une analyse que je fais petit à petit. Je ne me sens pas comme un usurpateur, mais il y a bel et bien cette idée de me dire que j'arrive à faire cela. Peut-être que c'est simplement inhérent au fait de mettre en scène les choses, aussi. Même si l'on ne m'y voit pas, il y a quand même beaucoup de moi dans les spectacles que je monte...

Tu y mets de toi, mais tu restes en retrait. Et alors que tu as été comédien, tu ne l'es plus aujourd'hui...
Effectivement, j'ai quitté le bac à sable ! Blague à part, je ne prenais pas réellement de plaisir à jouer. Cela m'amuse encore de prendre la place de quelqu'un en répétition, mais je ne pourrai jamais vraiment le faire devant un public. Bon... j'y arrive pour parler de notre travail, mais défendre un texte ou une mise en scène ! Je ne sais pas comment ils font ! Il faudrait vraiment quelque chose de particulier pour que je revienne sur scène et, en réalité, je n'y ai pas fait grand-chose, en dehors de notre toute première pièce, d'une autre en 2009 et de quelques apparitions dans des courts-métrages pour les copains.

Pour le coup, tes copains, tu aimes les réunir ! Après quatre et bientôt cinq solos, la production de La Tour de la Défense marque également le retour du Théâtre du Risque en groupe...
On aurait dû reprendre La mélancolie des barbares de Koffi Kwahulé avant cela, mais, en effet, il y a six comédiens sur le plateau. En 2024, nous allons fêter les vingt ans de notre association et je pense qu'un gros projet va se mettre en place. Le Covid a tout basculé et on a pris plusieurs saisons de décalage. Même notre anniversaire pourrait n'être fêté que tardivement. Franchement, cela devient compliqué de rassembler beaucoup de monde actuellement. Il suffit d'un malade pour ne plus pouvoir jouer : de ce point de vue, avec nos solos, nous étions moins embêtés ! J'ajouterai tout de même que Le Théâtre du Risque, de fait, a toujours été constitué d'un noyau et d'autres personnes gravitant autour.


Cette fois, on va retrouver des visages connus : Honorine Lefetz, Charles-Étienne Coly, Florian Delgado, Anthony Gambin et Bastien Lombardo. Et, en prime, Patrick Zimmermann...

Oui ! C'est l'ancien prof de Bastien, Florian et Anthony. Et c'est vraiment bien de pouvoir mettre en scène les comédiens dans ses conditions, de les voir travailler ensemble, d'égal à égal, et se conseiller ! Ou même tout simplement de les voir vivre ce moment-là, dans un même projet ! De manière plus personnelle, moi qui n'ai jamais fait d'école privée et ne suis pas allé au Conservatoire, je me retrouve à diriger l'un de leurs enseignants : je suis capable de le proposer et, au final, les gens ont confiance, même si je n'arrive pas avec un très long CV. Franchement, c'est génial qu'une pointure comme Patrick nous fasse confiance : on avait déjà monté Roberto Zucco avec lui, mais c'est de Bernard-Marie Koltès ! Qu'il accepte également de tenir un rôle beaucoup plus "barré" dans ce Copi, cela me rassure dans mon travail et cela me galvanise ! Cela me prouve une fois encore que je peux travailler avec des gens venus d'autres univers. Que je n'ai pas à avoir peur.

Le décor dans lequel tout ce petit monde évolue est donc celui d'un grand appartement dans Paris. Tu as aussi choisi d'appuyer ta mise en scène avec quelques effets vidéo...
Oui. Dans l'idée des méta univers et de conception de ces décors numériques, je crois que certaines idées sont en train d'émerger. Notre scène ne serait-elle pas, finalement, un immense écran ? Elles coûtent encore cher, mais j'ai bien envie d'aller vers ces technologies. Comme, un temps, j'avais envie d'aller vers les robots. En 2013, nous avions d'ores et déjà commencé à concevoir un décor de fond animé - pour une série de cinq spectacles consécutifs. Aujourd'hui, avec ces nouvelles possibilités de tout créer, les choses changent. De notre côté, il est clair que nous en sommes encore en phase d'expérimentation, mais j'ai vu certains spectacles où le rendu est vraiment bien ! Tu n'as pas vu les images du tournage de la série The Mandalorian ? Plus besoin d'écran vert : un mur de leds et tu peux croire que les acteurs sont sur Tatooine !

C'est un avant-goût de ce que sera le théâtre à l'avenir, d'après toi ? 
Non : si tu dis ça, tu mets au chômage tous les scénographes ! Ce qui me stimule là-dedans ? En tant que metteur en scène, quand les personnages de La Tour de la Défense disent qu'un hélicoptère vient d'entrer dans la tour d'en face, tu aurais plutôt tendance à choisir une autre pièce ! Chez Copi, on retrouve souvent cette volonté de stimuler les metteurs en scène et de leur faire se demander comment faire tomber la neige, exploser un feu d'artifices... par exemple. Là, on a vraiment la technologie pour y arriver et, même si cela fait un peu "dessin animé", ce n'est pas grave. Les outils numériques peuvent vraiment répondre à certaines choses. Or, lorsque je m'empare du texte, je me demande toujours comment ne pas aller là où l'auteur, lui, le souhaiterait. On va dire que c'est mon côté combattant qui ressort !

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Les dates de représentation à venir :

- à la Salle du Jeu de Paume de Vizille vendredi 11 février,
- à la Vence Scène de Saint-Égrève vendredi 18 mars,
- au Déclic de Claix jeudi 7 avril.

NB : d'autres sont espérées au cours de la saison 2022-2023. J'espère bien sûr pouvoir en faire écho le moment venu.

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